L’état de nature

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Béhémoth et Léviathan, lithographie de William Blake.

Hobbes est un des premiers à imaginer un état de nature pré-existant à la société humaine, afin d’y déceler comment les hommes y agiraient sans puissance commune qui les maintienne en respect. C’est là une idée déjà ancienne et reprise et instrumentalisée dès le XIIIe siècle par les adversaires qu’étaient alors le roi Frédéric II et plusieurs papes successifs, pour justifier leur propre pouvoir. Toutefois, cet état de nature est un état mythique et non réel. Hobbes se démarque nettement de la tradition politique qui reposait à la fois sur Aristote, pour qui l’homme est un être naturellement politique, et sur Thomas d’Aquin ou Cicéron pour lesquels il existerait une « loi naturelle » immuable. Il considère l’homme comme sociable, non par nature, mais par accident : c’est par crainte de la mort violente qu’il fait société avec ses semblables. L’état de nature est un état de la « guerre de tous contre tous » (Bellum omnium contra omnes). Il ne faut cependant pas attribuer à Hobbes l’idée qu’on lui attribue communément : jamais Hobbes n’a écrit que « l’homme est un loup pour l’homme » à l’état de nature (homo homini lupus), selon la formule de Plauten. Il écrit bien en revanche que, dans l’état civil, l’homme est à la fois un dieu et un loup pour l’homme. Par le contrat, l’homme garantit ce qui ne l’est pas dans l’état de nature : liberté, sécurité et l’espoir de bien vivre. En effet :« Et certainement il est également vrai, et qu’un homme est un dieu à un autre homme, et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme. L’un dans la comparaison des Citoyens les uns avec les autres ; et l’autre dans la considération des Républiques ; là, par le moyen de la Justice et de la Charité, qui sont les vertus de la paix, on s’approche de la ressemblance de Dieu ; et ici, les désordres des méchants contraignent ceux mêmes qui sont les meilleurs de recourir, par le droit d’une légitime défense, à la force et à la tromperie, qui sont les vertus de la guerre, c’est-à-dire à la rapacité des bêtes farouches»

Comme le montre cette citation, c’est bien dans le rapport entre les Républiques que l’homme est un loup pour l’homme : pour être un dieu pour son concitoyen, l’homme doit être un loup pour ses ennemis. Hobbes a bien compris toute l’ambivalence de cette invention humaine qu’est l’État.

L’état de nature ne doit pas être compris comme la description d’une réalité historique, mais comme une fiction théorique. Il n’a jamais existé (imaginer les hommes nés sans famille, par exemple), mais il est une hypothèse philosophique féconde, une construction de l’esprit qui vise à comprendre ce que nous apporte l’existence sociale et à fonder le droit naturel de chacun aux moyens d’une vie satisfaisante. Il représente ce que serait l’homme, abstraction faite de tout pouvoir politique et par conséquent de toute loi. Dans cet état, les hommes sont gouvernés par le seul souci de leur conservation. Et cependant, même dans une telle fiction, la légitime défense se distingue de l’agression pure et simple : le droit naturel est irréductible. En outre, à l’état de nature, les hommes sont égaux, ce qui veut dire qu’ils ont les mêmes passions, les mêmes droits sur toutes choses, et les mêmes moyens (par ruse ou par alliance) d’y parvenir. Chacun désire légitimement ce qui est bon pour lui, tente de se faire du bien et est seul juge des moyens nécessaires pour y parvenir. Comme les hommes ont également tendance à chercher la gloire et à nuire à autrui sans souci, ils ne peuvent qu’entrer en conflit les uns avec les autres pour obtenir ce qu’ils jugent bon pour eux.

La puissance anarchique de la multitude domine à l’état de nature. Doué de raison, c’est-à-dire de la faculté de calculer et d’anticiper, l’homme prévoit le danger, et attaque avant d’être attaqué. Chacun est donc persuadé d’être capable de l’emporter sur autrui et n’hésite pas à l’attaquer pour lui prendre ses biens. Des alliances éphémères se nouent pour l’emporter sur un individu. Mais à peine la victoire est-elle acquise que les vainqueurs se liguent les uns contre les autres pour bénéficier seuls du butin.

Cette guerre est si atroce que l’humanité risque même de disparaître. C’est une situation proprement humaine et qui n’est pas dépourvue de relations sociales, mais qui aboutirait à une vie « solitaire, besogneuse, bestiale et brève ». À ceux qui penseraient que cette vision de l’humanité est pessimiste, Hobbes rétorque que même à l’état social où pourtant existent des lois, une police et des juges, néanmoins nous fermons à clef nos coffres et nos maisons de peur d’être détroussés. Or l’état de nature est sans loi, sans juge et sans police… C’est l’angoisse de la mort (la mort violente) qui, résultant de l’égalité naturelle, est responsable de l’état de guerre et fait peser sur la vie de tous une menace permanente. Cet état, fondamentalement mauvais, ne permet pas la prospérité, le commerce, la science, les arts, la société. Si ce n’est pas là une conception de la situation humaine comme telle, c’est précisément qu’elle est une fiction : elle fait abstraction des rapports politiques qui ont toujours accompagné les sociétés humaines, pour mieux mettre en lumière une tendance de la vie sociale humaine, comme Galilée fait abstraction de l’air et de tout milieu ambiant pour dégager la tendance propre de la pesanteur, dans la chute des corps. L’état de nature ne fonde pas l’anthropologie et la théorie hobbesienne de la société, et c’est pour cela que dans tous les ouvrages qui exposent la pensée anthropologique et politique de Hobbes, le chapitre sur l’état de nature est toujours précédé des chapitres d’anthropologie, qu’il ne fonde nullement.